Comme il a bouclé sept Tours de France, dont cinq comme équipier des vainqueurs Fignon, Hinault et LeMond, Alain Vigneron mène sa vie avec abnégation. Devenu conseiller technique régional de cyclisme, l’Alsacien passe le relais à l’heure de la retraite. Confidences du Bas-Rhinois à Wisches, là où tout a commencé.
Si la Bruche pouvait émettre d’autres sons qu’un bruissement à Wisches, cette rivière pourrait raconter bien des vicissitudes dont Alain Vigneron, né le 1er septembre 1954, ne se souvient guère. Son plus jeune âge, ce sont ses deux sœurs aînées Josiane et Violette qui lui en parlent le mieux, quand elles lui rappellent qu’il était « la risée du village ». Sa mémoire veut sûrement mettre sous silence son enfance sans paroles auprès de sa mère Charlotte. « J’ai parlé à 8 ans, c’est un mystère, encore aujourd’hui, articule-t-il. J’ai appris à lire avant de parler et je suis encore obligé de visualiser les phrases élaborées. Quand je n’arrivais pas à parler, j’étais exactement comme un animal, je grognais ». Et de suite de se mettre en selle : « Le fait que je voulais faire du vélo vient aussi de là, pour être reconnu… »Le vélo entre dans la vie du petit Alain, par nécessité. « J’ai commencé la veille de la rentrée à l’école élémentaire, je faisais la descente près de la maison familiale, montre-t-il du doigt sur le site de la Drille, où il vit encore dans l’ancienne scierie de son grand-père qu’il a transformée en demeure agrémentée d’une salle de réception. Mon père m’attendait avec le martinet ». Un apprentissage rendu rapide par les mains de son papa Alain, chaudronnier.La compétition, c’est lors des retransmissions du Tour de France à la radio qu’il y prend goût. « J’écoutais dans la traction de mon grand-père, j’ai admiré Anquetil ! » Comme personne n’est au fait dans sa famille, il croit longtemps que le cyclisme ne se pratique qu’en été. Son père véhicule ce cadet de l’AC Saverne sur les courses dans sa Peugeot 203 et le ravitaille avec «une tranche de pastèque au pied d’un col, alors qu’il faisait très chaud ». Deux épreuves freinent sa progression en 1973. « J’ai eu deux fractures du crâne. La première fois, le 21 mars à l’entraînement, j’ai dérapé avec la vitesse. La deuxième fois, le 8 septembre dans la descente d’un col, mon boyau avant a explosé, avec comme conséquence une hémorragie cérébrale et un coma. » Un troisième traumatisme crânienAvec une approche méticuleuse, il gravit les échelons au CC Sarrebourg avec entre autres ce succès « du 14 juillet 1978 au Grand Prix du Val de Villé, victoire qui m’a le plus marqué. » « J’ai toujours été très curieux et comme j’étais moins bon que les autres, je me suis dit que j’allais prendre un peu d’avance dès les amateurs. Il y a 40 ans, le terme anaérobie était comme un mot venu de Pologne. » L’Alsacien s’ouvre les portes du professionnalisme en 1979, chez les Belges de Flandria.« Mon début de carrière, j’en pleure presque quand je le raconte, c’était très, très moyen, soupire-t-il. Et l’équipe a arrêté. Début 1980, j’allais courir en individuel à l’Étoile de Bessèges, car on arrivait à s’engager par les Amis du Tour, une association créée pour les chômeurs. »Avant même cette course dans le Gard, l’histoire se répète avec un troisième traumatisme crânien en passant au travers du pare-brise d’une voiture à l’entraînement. « J’avais aussi une perforation du poumon et une paralysie du bras gauche, que je dois encore prendre de l’autre main aujourd’hui pour le remonter, c’était le 26 février. J’ai passé cinq semaines à l’hôpital. » Ce drame révèle chez lui une incroyable force de caractère. « Mon premier acte d’inconscience, sourit-il, je l’ai eu quand j’ai lu dans L’Équipe la possible association des Amis du Tour et de Boston (une équipe belge) pour le Tour de France. Je me dis que je vais faire le Tour, alors que je ne pouvais pas tenir 150 bornes. Au Midi Libre, à table, je dis aux autres que je suis là pour ma reprise mais aussi pour le Tour… à ma méthode, une espèce d’arrogance qui fait que je sors mes tripes pour ne pas passer pour un con. Le lendemain, parmi les 22 coureurs échappés, on est que deux chômeurs. J’étais au départ du Tour à Francfort ! »« J’ai dit que j’allais passer à la télé »Déjà incroyable, son histoire le devient un peu plus. « Cette année-là, il y a eu 17 jours de pluie sur le Tour. Renault régulait l’allure pendant les quatre premiers jours avec un final vent de face, qui a facilité le fait que je puisse suivre. Et j’ai quand même fini 22e du premier contre-la-montre. » Alain Vigneron pose les bases de sa 58e place finale sur 85 classés. La roue n’en finit pas de tourner pour l’Alsacien. « Au Grand Prix de Plouay,on était 15 échappés à 20 bornes de l’arrivée et puis plus que six à dix… il y avait un contrôle (antidopage). Sixième, j’ai marqué mes premiers points à la Promotion Pernod (classement des néo-pros) et c’est aussi là que j’ai rencontré ma femme Martine (une Lorraine en vacances dans la région). Et pour Blois-Chaville, Paris-Tours aujourd’hui, j’ai dit à mes copains que j’allais passer à la télé. Quand on passait en direct, on voyait une lumière rouge s’allumer sur la caméra. À 1,2 kilomètre de l’arrivée, j’attaque et 200 mètres plus loin, mon vélo glisse bien, quand les autres freinent dans le virage. Je finis à la 2e place, celle qui m’a produit le plus de bonheur dans ma carrière. Et elle m’a permis de devancer Pascal Simon de deux points à la Promotion Pernod. »En sa qualité de meilleur néo-pro, Alain Vigneron est invité à disputer le Grand Prix des Nations. « Sur le trajet vers Cannes, je m’arrête dans une cabine téléphonique pour appeler Cyrille Guimard (Ndlr : directeur sportif de Renault, formation de Bernard Hinault), alors que j’avais rendez-vous dans l’après-midi avec Jean-Pierre Danguillaume (manager chez Coop-Mercier) pour un entretien d’embauche. ‘‘J’attendais que tu m’appelles, je t’ai vu faire un exploit à Fourmies’’, me répond-il. ‘‘Mais je ne veux pas de problème avec Danguillaume’’. Après le rendez-vous, comme Renault était la meilleure équipe du monde, je lui ai dit : ‘‘J’ai pris ma décision, c’est chez toi que je vais’’. De retour à l’hôtel Martinez après le chrono, que j’ai fini avant-dernier devant Joop Zoetemelk (leader de Coop vainqueur du Tour 1980), il y avait un bout de papier à en-tête Renault avec écrit dessus : ‘‘OK pour 81’’. »« Un sacré coup de main » à FignonEntre le rire et les larmes, la frontière est mince chez Alain Vigneron victime trois mois plus tard d’une mononucléose. « J’ai failli arrêter », avoue celui qui, l’été venu, accompagne Bernard Hinault au troisième de ses cinq succès sur le Tour. Et rebelote en 1982 avant de gagner encore par procuration en 1983 avec Laurent Fignon, en 1985 avec à nouveau Bernard Hinault et en 1986 avec Greg LeMond chez La Vie Claire. « Je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir gagné le Tour, parce que je ne l’ai jamais gagné », tempère Alain Vigneron, à une exception près : « La belle histoire serait que j’ai bien participé à une victoire du Tour une fois avec Fignon en 1983, où, semble-t-il, si je n’avais pas été là pour donner un sacré coup de main, ça aurait été plus compliqué pour lui. »Malgré ses prestations, Alain Vigneron ne roule pas dans la sérénité. « Je ne le vis pas trop bien parce que c’est différent entre rêver d’être coureur cycliste pro et y être. On vit dans l’anxiété avec beaucoup d’incertitudes sur l’état de forme. C’est mon caractère, mais il n’était pas très différent des autres. Au départ du Tour, si on a une once de responsabilité, on se dit qu’on n’a pas intérêt à se louper. Sur le Tour, en course, on est tellement pris dans le truc qu’on ne le voit pas du tout pareil. Ma première année chez Helvetia (comme manager en 1991), j’ai dû me retenir de pleurer, devant tous ces spectateurs que je n’avais pas vus quand j’étais coureur. » Côté famille, ses enfants lui reprochent encore aujourd’hui de ne pas avoir été présent, quand ils en ont eu besoin. « Mais j’étais là plus souvent que tous les parents, seulement pas dans les réunions de famille. » Ni le jour de leur naissance, qu’il situe précisément. « La 17e étape du Tour d’Italie, le 30 mai, pour Caroline, et pendant un stage d’équipe, le 10 février 1984, pour Pierre ! »Le vélo au clou, Alain Vigneron présente une seule victoire en individuel à son palmarès, le Prix de la Côte normande « gagné à la pédale à Coutances », souligne-t-il. Comme fait d’armes, le Bas-Rhinois a bouclé ses dix Tours (sept fois la Grande Boucle, deux fois le Giro et une fois la Vuelta). « C’est ce qui m’a motivé à finir mon dernier Tour de France », se souvient-il en ayant mesuré l’impact de crédibilité encore d’actualité aujourd’hui. Ses meilleures performances, Alain Vigneron les a signées en contre-la-montre, avec ses deux succès par équipes au Giro 1982 et au Tour 1985 et parmi les meilleurs en individuel, 5e à Pau en 1981 et 6e entre Sarrebourg et Strasbourg en 1985.« J’ai fait 75 kilomètres avec mon matériel, car, chez La Vie Claire, je passais après Hinault, Andersen, le maillot jaune, LeMond, Bauer, Hampsten, Bernard et Rüttiman… Comment Alain Vigneron, coureur moyen, a-t-il ainsi pu faire 6e d’un contre-la-montre du Tour ? Il y avait deux explications possibles. La première : j’avais pris la dose comme certains l’ont dit quand je me déshabillais au Novotel de Strasbourg ; la deuxième, la vraie : parce que tous les nombreux systèmes se sont entendus ce jour-là ». Avec une manière singulière de les orchestrer : « Je savais que j’avais fait une bonne moyenne horaire, que je pouvais mesurer au dixième près. Le calcul mental me permettait de me concentrer sur mon travail et non pas sur le résultat. »Sa tête bien pleine, Alain Vigneron l’exploite à peine descendu de son vélo, « saturé » dès l’hiver 1987/88 dans l’organisation du Paris-Gao-Dakar à VTT. « Il n’y en a eu qu’un, mais c’est à cette occasion que j’ai rencontré le directeur d’Habitat Center pour devenir commercial jusqu’à la liquidation judiciaire de la société deux ans plus tard. »Le virus du cyclisme le gagne à nouveau au sein de l’encadrement de l’équipe suisse Helvetia. « À ma grande surprise, Paul Köchli (Ndlr : ancien entraîneur chez La Vie Claire) m’a demandé d’être manager. J’aimais biendébattre avec lui quand j’étais coureur. Il était du genre à venir dans ma chambre le soir et on allait au fond des choses, il avait réponse à presque tout. » L’aventure dure deux saisons, jusqu’à l’arrêt de l’équipe. Avant de subir ses plus grandes déceptions : « J’étais hypermotivé par le poste de DTN (directeur technique national) à la Fédération et je n’ai pas pu monter une équipe non plus, pointe-t-il. J’avais déniché la Française des Jeux comme sponsor que Marc Madiot m’a piqué (Ndlr : l’équipe est née en 1997). » Parce qu’il n’a pas retrouvé ce milieu professionnel, il s’est lancé dans la restauration de la scierie de son grand-père, « par défi, parce que je ne suis pas bricoleur. » Toujours avec la même abnégation : « Mon endurance psychologique vient peut-être du vélo, quand on est dans une bordure qui peut durer dix kilomètres et qu’on s’accroche au moment de céder parce qu’on se dit que ça va se relever dans 500 mètres. »Son passé de coureur pro plaide en sa faveur pour ne pas rester sur le bord de la route. « Quand je n’avais plus de boulot, j’ai eu une main tendue par André Kocher (président du comité d’Alsace) en 1995 comme conseiller technique faisant office. J’ai passé mes examens en 1998 et 1999 avant de devenir titulaire au 1er septembre 2000. » Jusqu’à sa retraite le 1er juillet prochain, mais avec un départ dès la fin de la semaine après décompte de ses congés, il transmet le goût de l’effort en Alsace mais aussi en Normandie, en Bretagne ou dans le Nord, quand en 1997 il créé l’Etape du Jour, une animation auprès des jeunes dans les villages pour « profiter de l’écho retentissant du Tour pour avoir de nouveaux licenciés. »« J’étais déconcertant »Dans la région, il bénéficie de son aura de pro, avec une philosophie issue de son vécu. « Je me suis toujours employé à ne pas assister les gens, avec le risque de me faire dire : ‘‘A quoi tu sers ?’’, admet-il. Une fois, on m’a demandé de faire un stage contre-la-montre, j’ai envoyé deux photos avec Anquetil en plein effort et une autre où il signe un autographe sur la jambe d’une fille. J’avais écrit derrière : ‘‘Imprégnez-vous !’’ Je crois en cette capacité à rêver, à l’imagerie mentale. Ce n’est pas de la méthode Coué, c’est plus léger. Car c’est difficile d’aimer le contre-la-montre. Il y en a un qui l’a fait, c’est Christophe Kern. » Ce Bas-Rhinois devient champion de France du chrono chez les pros en 2011. Tout sauf un hasard pour ce passionné de mécanique quantique et du corps humain, « de l’infiniment petit au corpusculaire (sic) », ce qui explique sa méthode : « J’ai toujours aimé les sciences et dans mon rôle de CTR, j’étais déconcertant. On m’a reproché de ne pas trop donner de conseils, mais ça ne vaut rien si on n’a pas de connaissance historique. Autrement on obéit à un entraîneur et on ne construit pas son propre itinéraire. »Personnage déroutant, ce grand-père de trois petits-enfants s’est séparé de sa femme voilà trois ans pour une nouvelle aventure sentimentale avec Claude. Mais ne comptez pas sur Alain Vigneron pour modifier sa personnalité entière qu’on appelle plus communément un caractère de champion.