mardi, 02 octobre 2018 21:11

Canyon

Canyon, le pirate allemand qui révolutionne le vélo

DAVID BARROUX - LES ECHOS | 

Partie de rien dans les années 1990, la marque allemande Canyon a su doubler les grands noms du cycle avec un argument redoutable : faire du haut de gamme à prix cassé grâce à la vente sur Internet. Deux des équipes qui s'élanceront samedi pour la 102 e du Tour de France ont déjà adopté ses vélos.

Comme chaque année à la même époque, les marchands de vélos ont le sourire. Pendant trois semaines, la Grande boucle va faire office de publicité géante pour la petite reine. Mais, en ce début d'été, les gros revendeurs comme les patrons de boutiques spécialisées affichent une mine un peu crispée. Leur crainte : que les coureurs des équipes Movistar ou de Katusha gagnent un peu trop d'étapes ou, encore pire, le Tour... Car sous les selles des champions qui s'élancent samedi pour sa 102e édition (dont Nairo Quintana, qui a gagné le Giro l'an dernier) on ne trouve pas n'importe quels vélos... mais des Canyon. Une marque sur laquelle Cadel Evans est devenu champion du monde en 2009, et qui est aussi peu appréciée par les dinosaures de la pédale qu'Uber par les taxis, Airbnb par les hôtels ou Free par Orange. Parti de rien à l'aube du XXIe siècle, Canyon a rattrapé les échappés qui faisaient la course en tête depuis des décennies. Il a laissé sur place les grands noms de l'école italienne de Bianchi à Pinarello, il a atomisé les français comme Peugeot et fond maintenant sur les américains Trek, Specialized ou Cannondale, qui s'étaient affirmés comme les nouveaux empereurs du cycle.

Que ce soit sur route, en forêt ou en montagne, les vélos de Canyon sont bien partis pour devenir d'ici peu les numéros un, en Europe pour l'instant, du segment haut de gamme. Ces petits bijoux à plus de 600 euros pour lesquels les sportifs craquent comme des enfants pour des joujoux et qui font que, dans les pays occidentaux, l'univers du vélo est divisé en deux parts de valeur pratiquement égale entre, d'un côté, un marché de volume de vélos à petit prix, et, de l'autre, des vélos chers vendus en petite quantité aux aficionados. C'est à cette seconde moitié du gâteau que Canyon s'est attaqué. Et il est en train d'en manger une grosse part avec un argument redoutable : il casse les prix sur le premium. Pour une qualité comparable à celle de ses concurrents, l'allemand, qui a fait du made in Germany une arme de séduction massive, est près de 30 % moins cher. C'est un peu comme si demain quelqu'un débarquait sur le marché de l'automobile en vendant une Audi au prix d'une Logan ! « C'est le vélo dont tout le monde rêve au prix où on peut se l'acheter », aiment à répéter les salariés du groupe.

Pour réaliser ce tour de force, Canyon repose sur une idée simple exécutée avec talent : il vend ses deux-roues directement sur Internet en contournant la distribution classique. A l'image d'un Dell, qui, dans les années 1990, avait révolutionné la micro-informatique en vendant directement des PC qu'il assemblait à la commande, Canyon passe par le Net et livre sans doute autour de 100.000 vélos par an via UPS, en rendant à ses clients les euros de marge que ses concurrents reversent, eux, à leurs distributeurs.

Une machine à brevets

 

Une incroyable réussite qui est née, presque par hasard, de l'imagination de Roman Arnold, un géant de 2,10 mètres, qui a toujours aimé pédaler. « Dans les années 1990, Roman et son frère Frank faisaient beaucoup de vélo. Mais il avait du mal à trouver de l'équipement ou des pièces qui leur convenaient. Acheter par correspondance coûtait une fortune, du coup, avec leur père, les frères Arnold ont eu une idée, ils sont partis acheter directement leurs pièces en Italie et, pour se rembourser un peu, ils ont ramené des pièces et commencé à les vendre avec leur roulotte lors des courses cyclistes ", se souvient Rodolphe Beyer, qui a créé Canyon France en 2005. Le petit business a prospéré. Les frères vendaient des pièces dans le garage de leur maison à Coblence le soir après l'école. Ils ont même fini par ouvrir un magasin de cycles. L'histoire aurait pu s'arrêter là, mais, « un jour, on a proposé à Roman un conteneur de cadres saisis par la douane. Il les a vendus en magasin et par catalogue. Il s'est rendu compte qu'il y avait une demande et il a fini par commander directement des cadres en Asie », se souvient Rodolphe Beyer. Sans s'en rendre compte, Roman a alors mis le doigt dans un engrenage, puisque, en commandant des cadres, il se plaçait en concurrence avec les marques vendues dans sa boutique. Le pari pouvait sembler fou, mais, inspiré par la bulle Internet, le cycliste devenu entrepreneur se dit qu'il peut être plus fort seul. La seconde étape majeure intervient en 2003. Roman le Germanique, né en 1964, finit par se rendre compte qu'en commandant des cadres il est à la fois faible et vulnérable. Faible, car il ne se différencie pas de ses concurrents, et vulnérable, car il suffit qu'il reçoive un lot de cadres défectueux pour qu'il se retrouve confronté à de gigantesques problèmes de garantie. Pour se différencier, Canyon, qu'il a créé, va donc faire le pari de la montée en gamme et va, pour atteindre son objectif, s'appuyer sur des universitaires, des ingénieurs, des chercheurs avec un seul objectif : faire le meilleur vélo au monde. Un pari que le groupe va rapidement remporter. Le vélo de série le plus léger, c'est eux, le vélo le plus rapide, c'est eux aussi. Depuis, le groupe, qui s'appuie sur une armée d'ingénieurs, est devenu une machine à déposer des brevets et à gagner des prix dans la presse spécialisée. Design, qualité et des prix qui s'étalent de 499 à 8.499 euros, tel est le triptyque de ce groupe, qui est le seul à scanner toutes ses fourches et ses cadres en carbone. « C'est une question de qualité et de sécurité, car on met des gars de 50 à 100 kilos sur des engins qui peuvent descendre des pentes à plus de 50 kilomètres/heure. C'est de la Formule 1 et ce n'est pas comme une raquette de tennis qui peut casser. Mais, c'est aussi notre intérêt car, quand vous livrez, vous n'avez pas envie de multiplier les retours pour défaut », explique Ward Grootjans, un Néerlandais qui a quitté son job de consultant pour prendre en charge la stratégie chez Canyon.

Pour aller plus loin, ce groupe, dont les effectifs ont doublé en cinq ans, mais qui ne compte toujours que 650 personnes pour un chiffre d'affaires qui a dépassé les 100 millions, et qui a dégagé un résultat de 3 millions l'an dernier, va maintenant devoir relever un triple défi. Le premier est de parvenir à élargir son marché. Vendre par Internet un objet dont le prix moyen est d'un peu moins de 2.000 euros n'a rien d'évident. Pour un tel prix, le client veut souvent « toucher ». Pour cela, le groupe investit dans son site Web et ses « call centers ». « Mais on ne va pas ouvrir de showroom ou de boutiques »,affirme Frank Aldorf, un Allemand qui a travaillé plusieurs années pour le concurrent Specialized. Pour lui, investir dans un réseau de boutiques serait une erreur. Cela augmenterait les coûts et ferait perdre sa spécificité à la marque. La priorité est plutôt de développer le service et la qualité des vélos, car, même si monter roues, pédales et guidon lorsque le vélo est livré par UPS n'a rien de compliqué, les acheteurs doivent être aussi un peu bricoleurs, l'un des inconvénients de Canyon étant que la distribution traditionnelle refuse très souvent de réparer ces vélos vendus par le diable. « C'est dommage car Internet est moins menaçant pour eux que pour les libraires. Leur avenir est dans le service ", analyse Rodolphe Beyer, qui pense que d'autres finiront comme Canyon par miser gros sur la vente directe. Certains fabricants traditionnels, qui s'inquiètent de la montée en puissance de Canyon, testent déjà la vente en direct de certains vélos. Mais ils se limitent à des séries limitées, de peur de se mettre à dos leurs revendeurs.

Des réparateurs itinérants

 

Le deuxième défi pour ce précurseur souvent boycotté par les magasins spécialisés est donc de rassurer les clients, qui s'inquiètent du service après-vente. Pour l'instant, Canyon propose des révisions tout compris à 120 euros, mais cela impose de renvoyer son vélo dans une boîte, ce qui n'a rien de pratique. Pour faire face à la réticence des boutiques spécialisées, qui semble plus prononcée en France que sur d'autres marchés, Canyon tente de convaincre par le dialogue. Mais le groupe envisagerait aussi de former et d'aider des réparateurs indépendants à se lancer avec des camionnettes qui iraient directement chez les clients. Pour servir les 100.000 Canyon qui roulent en France, il suffirait sans doute d'une vingtaine de ces réparateurs itinérants, qui rendraient, en fin de compte, un meilleur service que les boutiques traditionnelles !

Le dernier défi pour Canyon est industriel et international. Même si quelques Asiatiques commandent des Canyon, le groupe réalise encore 90 % de son chiffre d'affaires en Europe. Pour continuer de grossir, le groupe va devoir s'internationaliser en partant un jour à l'assaut d'un marché américain très exigeant en termes de services client. « On ne vend pas aux Etats-Unis, mais on y est déjà connus car la presse spécialisée parle de nous, et des Américains viennent ici à Coblence chercher des vélos qu'on peut récupérer sur place ", explique Frank Aldorf, qui a quitté la Californie en début d'année pour revenir au pays et aider ce groupe encore bien plus petit que les géants américains ou l'asiatique Giant à changer de dimension. « Si on y va, ça sera une déclaration de guerre pour les Américains qui nous voient progresser et qui s'inquiètent », remarque Ward Grootjans qui, au-delà de la stratégie, gère l'internationalisation du groupe. Pour être en mesure de réussir sa mondialisation, Canyon ouvrira à l'automne une nouvelle usine ultrasophistiquée à 15 millions d'euros sur un terrain qui lui permettrait à terme de tripler de taille. « On s'est inspiré des techniques de production de l'industrie automobile et on pourra produire 450 vélos par équipe de huit heures », précise André Koch, ancien consultant de l'automobile, qui dirige l'aspect industriel chez Canyon. Le but est à la fois d'être capable de produire beaucoup plus, beaucoup plus vite, « mais aussi de pouvoir répondre aux attentes de personnalisation des clients », qui souhaitent s'offrir du sur-mesure au prix du prêt-à-porter, explique André Koch. « Nos concurrents n'ont pratiquement plus de croissance, nous, notre problème, c'est de faire face à la demande. Et de rester lucides. On doit grossir mais pas trop vite. Avant d'être les plus grands, on souhaite avant tout être la marque préférée des cyclistes. Le plus important c'est de durer ", avoue froidement Frank. Et peut-être, aussi, de gagner le Tour.

 

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